Indochine

Indochine -

Etrange pays qui est le mien, qui fait partie de mon histoire, que j'aperçois dans mes rêves par éclats, réminiscences ou simplement au travers des coïncidences de ma vie.

Ce lieu étranger et allégorique, ruban jaune de mes souvenirs a réussi à prendre tant de place en moi sans jamais y avoir vécu.

Il y a mon conjoint, sa famille, mes enfants comme trace indélébile de mon amour pour ces contrées. Ces deux voyages aussi...mon paquet de souvenirs en poche et tout le Vietnam actuel qui me dévisage.

Et puis, surtout, il y a cette ombre qui me précède, mon grand-père paternel, officier de la marine en poste en Indochine. Charlie. Quel joli nom pour un jeune homme au bout du monde. De lui je n'ai que des photos craquelées d'époque, jeune en tenue de marin, beau garçon comme un acteur de cinéma figé pour l'éternité avec sa cigarette à la bouche.. Je ne l'ai pas connu et ma famille ne m'en a pas dressé de portrait. Antécédents familiaux... faussement compliqués.

De sa vie à Saïgon, ville jaune surannée et irréelle je ne sais rien ou si peu. Des désirs qui se dissimulent, des vies abandonnées, une vie de colon dans les angles de notre famille.

Je sais Cholon, Saïgon, rue Catinat, Cap Saint Jacques, route Mandarine, Sadec sa mémoire, les méandres du Mékong et ses reflets miroitants. Les rues étroites et ses passantes en ao-daï devant le café de l'hôtel Continental, clin d'oeil du passé des "phap" coloniaux. Les merveilles culinaires contées par mon père : la soupe de crabes, le Pho fumant et son filet de citron vert, la soupe au tamarin, l'oeuf opla, le cafe-kem, les prunes séchées au sel.

Que me reste-t-il de sa vie sinon des incertitudes, de l'aplomb et les récits d'un voyage ?

Des prétextes pour sourire, pour imaginer ce pays en vert et or, des pages blanches aussi...

Les sentiers de la vie sont plein de surprises, aussi quelques décennies plus tard, j'ai à mon tour enfin posé mes valises dans cette étrange contrée et foulé de mes pieds ces rues, ces parcs, ces monuments ...

J'ai posé fièrement devant cet ancien centre de recherche scientifique et maritime de Nha Trang (devenu depuis musée océanographique du Vietnam), ou il a passé tant de temps, ou perdure sa mémoire inoxydable.

Assise au bord de ce monde, j'ai observé ce bal fascinant des vélos et de mobilettes, les reflets miroitants du soleil sur les flaques d'eau et les kiosques à karaoké. Et j'ai suivi les porteurs de palanches et leurs chapeaux coniques dans les labyrinthes des marchés à l'aube de chaque jour, le petit pas rythmé à la cadence de la ville. Malgré tout...

Je n'ai jamais pu retracer la route de mon grand-père, mais j'ai gardé en mémoire ces milliers de sourires, la grâce des paysages. J'ai capturé à tout jamais cette beauté, cette tendresse et les perles de pluie qui gouttait sur chacun de mes pas les jours capricieux ou se ciel se transformait en torrent. J'y ai vécu la mousson, les typhons, les soleils de plomb, la fraîcheur de Dalat, les plages de Nha Trang, les dunes de Mui Ne, le silence de Hue et son palais, le souffle de Ha Long... J'ai compris son amour, son attachement, et a plaie béante qu'il a laissé en lui, le vide aussi de devoir le quitter sans retour possible.

J'ai saisi l'importance de ma présence en ces lieux, de l'impact que cela aurait sur mon avenir. Que ce pays était désormais le MIEN et que la poursuite de ses rêves m'incombait.

Ce grand-père qui reste en filigrane de chaque page de ma vie, que je le veuille ou non guide chacun de mes pas. Le temps a fait son oeuvre, le Vietnam a bien changé, les noms des rues ont été oubliés, mais le fantôme de mon aïeul hante lui toujours ces terres qu'il a tant aimé.

Je reste persuadée que l'on se ressemble, qu'il aurait tant aimé mes enfants, mes choix et mon aventure pour tenter de le retrouver au bout du monde.

De fait, je suis issue d'une lignée de rêveurs, vivant d'expédients, flottant à la surface du monde, insaisissable, glissant sur les longitudes. Voilà sans doute toute l'histoire de ma vie.